Ma mémoire, sans être eidétique, me renvoie un grand nombre d’images. Le drone qui m’accompagne prend, panoramique, d’autres clichés. Ma situation floue est à mettre en perspective avec sa nette capacité à choisir le plus intéressant. Son intelligence artificielle permet de capter les meilleures photographies, du point de vue de la Science. Les cartes postales transmises aux lointains scientifiques seront belles et sans défaut. De mon côté, des souvenirs tournoient dans mon esprit, tambourinent à l’arrière de mes yeux dans une projection visuelle en haute définition.
La Science a toujours été, selon moi, le plus grand instrument de l’intelligence humaine. Le langage de la Nature. Cette grande inspiratrice a contraint l’esprit de tous à se transcender. Des outils, machines et autres robots, venant en soutient de ces réflexions ésotériques, ont été créés pour effectuer les vérifications empiriques des grandes théories. Trois éléments peuvent, en ce sens, résumer le fondement de notre réalité : la Science, l’ingénierie et l’esprit humain.
En ce moment, mes trois piliers de la création se trouvent ébranlés et érodés. Un autre triptyque occupe mes pensées : le père, le fils et le Saint Esprit.
La foi est considérée par ses adeptes comme un don de Dieu. De mon côté, je la considère comme étant mauvaise dans mes relations humaines. Ces dernières ne sont que des empilements de sentiments faussés ou du moins minimisés pour permettre aux fils ténus des amitiés de ne pas se rompre. Mon apprentissage scientifique a été une catharsis de ses interactions. Un havre de paix solitaire. A contrario, j’ai suivi une éducation religieuse, héritage familial indésirable et indésiré mais obligatoire. Cellule sociale pour mes pairs, Enfer pour moi.
Ma raison de vivre est limpide : superviser la fabrication d’objets créés par la main de l’Homme tellement parfaits que l’on pourrait les croire créés par Dieu. Mon existence y est dédiée et mes pairs au mieux me qualifient de méticuleux au pire me traitent d’extrémiste. En outre, seules les sciences dites fondamentales trouvent grâce à mes yeux : la mathématique et la physique. Par exemple, je laisse l’économie aux pingouins pédants en costume trois pièces sur mesure, s’épanouissants aux contacts d’autres personnes encore moins intelligentes qu’eux. Mon bureau d’étude est mon église et son choeur est mon coeur. Difficile de respirer en dehors de son sein.
Le monde professionnel est beaucoup plus pragmatique. Le chef-d’oeuvre de mes créations est un petit véhicule spatial autonome, photographe de grand talent, sans pour autant être artiste, capable de voir l’invisible. Un être parfait sans complexité relationnelle. Un bijou de haute technologie ciselé par mon intellect, animé par la nanotechnologie mais aussi par des millions de dollars de financement. Son importance aux yeux de mes business angels provient de son prix, pas de ses compétences. Ces derniers m’ont suggéré sans subtilité et avec insistance de l’accompagner lors de la prochaine expédition d’observation extra voie lactée. Mon associé mécanique va y être pleinement exploité et au vu des enjeux économiques et surtout scientifiques l’échec est proscrit. Pour finir mon travail, je dois accepter et m’assurer de son coûteux fonctionnement. Une sortie de routine que j’abhorre. L’objectif de la mission est très difficile à approcher en temps normal. Seules des lentilles immenses et lointaines permettent habituellement son indirecte observation. Il doit être en sommeil, ouvrant légèrement un oeil à l’approche d’un peu de lumière. C’est une occasion rêvée pour une analyse de proximité. On le dit rabougri et rassasié mais le voilà, en réalité, particulièrement vorace !
J’étais un ingénieur très admiratif des grands chercheurs. Ils sont la quintessence de l’application de la Science. L’esprit poussé à son paroxysme. Je me suis toujours sentis tout petit vis à vis d’eux. Ce sentiment d’infériorité est un autre facteur de mon implication totale dans le travail. Cependant, ces grands génies se sont grandement trompés : la distance minimale du point de non retour a fait pourtant l’objet de nombreux calculs. Etonnamment, leurs calculs mathématiques et leurs résultats infaillibles se sont révélés illusoires.
Ma situation est singulière, les conséquences massives. Au vu des évènements, il n’y a plus d’espoir à l’horizon. L’accélération variable que mon corps subit étire mon âme dans ces temps pliés. Mon drone me regarde dériver sans aucune réaction visible. Il fonctionne parfaitement et fait froidement le pourquoi de son existence. Il m’observe en train de m’éloigner de plus en plus lentement en corrigeant sa trajectoire avec ses propulseurs atomiques pour capter de manière optimale la scène. Au contraire, j’ai l’impression de le voir s’agiter frénétiquement sans pour autant, à mon grand désespoir, venir m’apporter son aide. De son point de vue, je suis désormais totalement figé. Pourtant, ma remise en question est profonde, obscure. Elle m’empêche d’observer l’univers lumineux et déformé qui m’entoure. Mes croyances se courbent. Mes certitudes se distordent. Mes convictions s’enfuient. La catastrophique conclusion chiffrée définissant la distance de sécurité n’a-t-elle pas été un peu trop rationnelle, pas assez romantique ? Une dose de spiritualité et de philosophie dans cette situation n’aurait-elle pas modifiée son issue ? Les aspirations profondes des autres et les sentiments qui en découlent ne sont-ils pas digne d’intérêts ? Quel est finalement le sens de la vie ? Le sens de ma vie ? C’est un tourbillon sans lumière. Je pense à Dieu quitte à renier ma Science. Ce duel de créateurs ne trouve pas de vainqueur dans cette spirale infernale. Beaucoup de questions s’entrechoquent au fil du film accéléré de mon existence, qui s’étend, se casse puis … C’est le trou noir.